NUCLÉAIRE 08:45
Des ex-cadres nippons accusent
Un collectif d’anciens ingénieurs et responsables conteste les assertions du gouvernement et de Tepco, le propriétaire de Fukushima
Ils le reconnaissent l’un après l’autre. Debout, micro en main, Chiro Ogura, Masashi Goto et leurs pairs, tous anciens cadres du programme nucléaire de Toshiba, avouent l’impensable.
Un séisme de l’ampleur de celui de vendredi survenu au large de la région du Tohoku avait-il été pris en compte dans les calculs des dispositifs de protection et autres mécanismes de secours des centrales construites, comme celle de Fukushima, à partir des années 1960? «Non, ce tremblement de terre et ce tsunami sont allés bien au-delà de nos prévisions les plus folles», reconnaît, à Tokyo, Chiro Ogura, qui travailla à la conception de la première tranche des réacteurs de Fukushima, dévastée par un incendie toujours susceptible d’aggraver la situation.
Les dispositifs de refroidissement du cœur nucléaire avaient-ils été conçus pour résister à une vague tueuse d’une dizaine de mètres de hauteur? «Non, poursuit l’intéressé. Plusieurs arrivées d’eau étaient constituées par des tuyaux posés en surface, et non enterrés. La vague les a par conséquent facilement arrachés.» Dans le public, journalistes, militants et fonctionnaires venus écouter ce panel d’ex-cadres de l’industrie atomique se regardent les uns les autres. Une jeune femme pleure. Les plans et les schémas montrés sur grand écran ne laissent plus l’ombre d’un doute… Les accusations lancées par ces ingénieurs nippons disent en effet tout, en résumé, du mal de l’Archipel devenu en un demi-siècle et à force d’une lutte sans égal, contre les éléments, la seconde puissance économique mondiale.
Accusée? La firme américaine General Electric (GE) qui, dans les années 1960-70, n’a guère pris soin de prévoir le pire ou de former ses clients japonais à l’anticiper. Masashi Goto, animateur de ce «réseau des citoyens contre le nucléaire», se souvient des débuts de Fukushima, première centrale du pays et pilier, à l’époque, de la recherche effrénée de l’indépendance énergétique sur fond de crise pétrolière annoncée. «Nous n’avons presque pas contesté les plans de GE, confirme-t-il. Nous avons importé une technologie qui n’était pas conçue pour notre géographie très particulière et les menaces qui vont avec.»
Les coupables? «Tout le système, nous y compris, poursuit-il, en se courbant profondément, signe d’excuse publique. Je sais qu’à Fukushima, plusieurs des systèmes de pompage de secours étaient à l’origine destinés à éteindre des incendies mineurs, pas à apporter de l’eau pour refroidir les réacteurs.» Même si le mot n’est pas prononcé, il résonne dans toutes les têtes: le complexe nippon de l’atome, confronté à des défis jugés alors trop compliqués et trop coûteux à résoudre, s’est contenté de «bricoler» des solutions. Au mépris de la sécurité.
C’est d’autant plus terrifiant que ces accusations ne sont pas accompagnées d’une liste de noms. A chaque image du toit détruit par les flammes du réacteur 2 de Fukushima, à chaque nouvelle secousse ressentie dans ce quartier de Yurakucho où ils tiennent chaque soir une conférence de presse sur l’état des dégâts et la menace radioactive, Chiro, Masashi et leurs collègues ont l’estomac noué. Ils ne condamnent pas tel ou tel, mais font au fil de leurs déclarations accablantes le procès de leur passé, de leurs négligences, de leur indifférence: «Cette passion de l’atome qui les réunissait est devenue un boulet impossible à porter», juge Chihiro Kamisawa, médecin du collectif spécialisé dans les radiations.
«Chacune de nos affirmations peut être vérifiée, complète le professeur Atsushi Takeda, ancien directeur de la centrale nucléaire de Tokaimura, tristement célèbre pour ses accidents à répétition dans les années 1990. Nous devons au moins au public la vérité sur nos erreurs.»
Ce nostra culpa est nécessaire pour que les sacrifices des heures à venir ne soient pas vains. Tous connaissent en effet au moins l’un des employés de la Tokyo Electric Power Company (Tepco) qui, malgré les risques immenses, continuent de piloter ces jours-ci les opérations désespérées de secours dans la centrale cauchemar de Fukushima, isolée tel un paquebot naufragé dans le périmètre d’évacuation de 30 kilomètres décrété par le gouvernement. Il était un peu plus de 19 heures à Tokyo mercredi soir lorsque ont été rediffusées les images de la relève opérée mercredi entre les deux équipes d’urgence d’une cinquantaine d’employés chacune. L’une sortait du site. L’autre y entrait. Impossible de voir les visages derrière les vitres des masques et sous les combinaisons hermétiques blanches, copieusement arrosées à intervalles réguliers pour la décontamination.
Chiro Ogura, comme Masashi Goto, eux, ont préféré ne pas regarder.
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