ANALYSE. Neymar, Apple, Léonard de Vinci, bitcoin… Les bulles semblent désormais partout. Elles se nourrissent de trois phénomènes contemporains : l'hyper-liquidité, la mondialisation et l'« effet Pavarotti ».

Neymar, Apple, Léonard de Vinci, bitcoin. Ces quatre-là n'ont a priori rien à voir. Ils montrent tous pourtant, chacun à leur manière, comment notre monde est devenu une gigantesque machine à fabriquer des bulles. Comment la sphère financière s'est détachée de la sphère de l'économie réelle pour faire s'envoler le prix de certains actifs au-delà du raisonnable.
En cette année 2017, le Brésilien  Neymar a donc été transféré au PSG pour 222 millions d'euros, un montant deux fois supérieur au plus gros transfert réalisé jusqu'alors.  Apple approche les 1.000 milliards d'euros de capitalisation boursière à Wall Street, qui n'en finit plus de battre des records. Le « Salvator Mundi »,  une oeuvre attribuée à Léonard de Vinci, a été cédé pour 450 millions de dollars chez Christie's, autant que les trois autres tableaux les plus chers de l'histoire.  Le bitcoin a vu son cours multiplié par 15 en douze mois alors qu'un vent de folie souffle sur les cryptomonnaies.
On pourrait ainsi multiplier les exemples : bulle immobilière, bulle du crédit aux Etats-Unis, bulle des licornes... Les bulles semblent désormais partout, tout le temps. Elles se nourrissent de trois phénomènes contemporains : l'hyper-liquidité, la mondialisation et l'effet Pavarotti.

Montagnes de cash

L'hyper-liquidité, d'abord. Ces dernières années, les banques centrales ont rendu le coût de l'argent quasi gratuit et déversé des masses de liquidités dans le système financier. Une politique nécessaire après la crise pour éviter au monde un désastre encore plus grave que celui de 1929, mais qui a eu pour effet d'accroître la masse monétaire en circulation comme jamais.
La monnaie créée par les banques centrales représente aujourd'hui près de 30 % du PIB mondial, contre 6 % à la fin des années 1990. Et ces montagnes de cash anesthésient les agents économiques. Elles atténuent leur discernement, rendent plus trouble le lien entre la valeur supposée d'un actif et le prix auquel il s'échange. Cela explique l'ampleur des mouvements de certains marchés : immobilier, obligations, « private equity » et même la Bourse. Apple, la plus grosse capitalisation au monde, en est le premier bénéficiaire.

Les réserves de la Chine

La mondialisation, ensuite. Elle a connecté entre eux les trois composants de la production de richesses : le capital, les matières premières et le travail. Le capital est longtemps resté l'apanage des pays riches, tandis que les matières premières sont en Afrique ou au Moyen-Orient et le travail en Asie. Aujourd'hui, Apple est coté à New York, mais fabrique ses iPhone en Chine, grâce aux ressources extraites d'Afrique.
Devenue l'atelier du monde, la Chine a ainsi pu accumuler de gigantesques réserves financières qu'il faut bien investir, notamment dans les pays développés. Les grands producteurs d'hydrocarbures du Moyen-Orient sont de la même manière assis sur un tas d'or (noir) qu'ils dépensent en Europe et aux Etats-Unis.
Derrière l'explosion des transferts de joueurs de foot, il y a toujours un mécène du Qatar, d'Abu Dhabi ou de Chine. Derrière le rachat du « Salvator Mundi », on retrouve le nouveau prince saoudien. Et le phénomène s'autoalimente. Si le Qatar est prêt à payer si cher pour arracher Neymar, c'est parce qu'il pense que son arrivée au PSG aura un impact sur toute la planète. Les maillots du joueur vont se vendre par milliers en Afrique et en Asie. La notoriété du club et ses recettes marketing vont bondir partout dans le monde. Si Mohammed Ben Salmane cède le Vinci au Louvre Abu Dhabi, c'est pour doper la fréquentation de la nouvelle vitrine artistique du Moyen-Orient.

« The winner takes it all »

On en vient au troisième phénomène qui concourt à former des bulles : l'« effet Pavarotti ». L'expression a été inventée par l'économiste François Meunier. La voix du célèbre ténor italien disparu en 2007 était si belle que le public ne réclamait que lui, et ses gains étaient donc gigantesques.
On peut aussi appeler cela le « winner takes it all », le premier du lot rafle la mise. Et il est devenu extrêmement puissant avec la numérisation de nos économies. C'est grâce à lui qu'Apple et Google occupent des positions dominantes qui les rendent incontournables. Grâce à lui encore qu'Amazon ou Alibaba vendent des milliards de produits en quelques clics sur toute la planète. Grâce à lui qu'Uber, Airbnb ou Spotify ont renversé des industries entières.
De nouveaux mastodontes ont émergé, qui sont capables de s'affranchir des frontières et des Etats, d'imposer leurs standards et d'amasser des fortunes. Fortunes qui alimentent à leur tour toute une série d'excès. Les investissements dans les start-up de l'intelligence artificielle ont été multipliés par 10 en cinq ans pour dépasser 5 milliards de dollars. Parce que les Gafa investissent des sommes considérables dans ce domaine, où les chercheurs qualifiés ne sont pas légion.

Le bitcoin, bulle des temps modernes

Sous l'effet conjugué de ces trois phénomènes, nous sommes ainsi entrés dans l'ère de la bulle permanente. L'abondance de liquidités nous a fait passer d'une économie de la nécessité à une économie du désir, où le concept de prix devient moins pertinent. La mondialisation a achevé de remettre en question l'échelle des valeurs.
Au juge qui lui demandait s'il avait une idée du prix des livres qu'il venait de dérober chez un libraire, le jeune Jean Genet répondit : « Non, Monsieur, je n'en connais pas le prix, mais j'en sais la valeur. »
Le bitcoin, la nouvelle cryptodevise qui fait fureur, surfe sur toutes ces vagues. Dans un contexte d'épargne abondante et de rendements très bas, il séduit de plus en plus d'investisseurs attirés par ce nouvel « or numérique ». Il ne dépend d'aucun Etat ni d'aucune banque centrale, fonctionnant grâce à un réseau « peer to peer » réparti sur tout le globe. Il a été la première des cryptodevises à émerger et bénéficie en plus d'un effet de rareté puisque la création monétaire sera figée, par principe, à 21 millions d'unités.  Le bitcoin est la bulle des temps modernes par excellence.