INTERVIEW DE LA SEMAINE Samedi7 mai 2011
«Ce qui m’inquiète, ce n’est pas l’euro mais que les banques aient repris leurs mauvaises habitudes»
L’ancien président du Conseil italien et ancien président de la Commission européenne Romano Prodi redoute que la prochaine crise financière ne vienne rapidement parce que les leçons du passé n’ont pas été tirées
Le Temps: L’euro est devenu une réalité pour les Européens au cours de votre présidence de la Commission européenne. La zone euro est en crise depuis plus d’une année. Comment analysez-vous la situation?
Romano Prodi: Voyons déjà de quelle crise on parle! L’euro continue de battre des records face au dollar, et j’entends les plaintes des exportateurs européens, désespérés, qui souhaiteraient que la monnaie unique soit moins forte. Par ailleurs, le rôle de l’euro dans les transactions internationales ne montre pas un recul de son attractivité. C’est en contradiction avec la crise de la dette publique qui frappe certains Etats membres. Elle illustre le fait que la solidarité européenne a touché un plus bas historique.
– C’est pour cela que beaucoup s’attendent à un défaut de la Grèce qui doit payer des taux d’intérêt de 20% malgré le plan de sauvetage adopté il y a tout juste un an…
– Je m’en prends aux Grecs pour ce qu’ils ont fait par le passé, mais pas pour les décisions très sérieuses prises depuis la crise. Ils doivent maintenant faire face à de grandes tensions sociales. Avec les taux d’intérêt actuels, le redémarrage de leur économie devient de plus en plus difficile. Cela dit, nous pouvons éviter le défaut si le gouvernement grec s’accroche à ses réformes pour rééquilibrer ses réformes.
– Les Allemands, et maintenant les Suédois, ne semblent guère prêts à faire un nouveau geste. Les Cassandre ne parlent-ils pas de sortie de la zone euro de ses membres les plus faibles?
– Ne croyez pas qu’un seul membre de la zone euro abandonnera la monnaie unique. Vous évoquez l’Allemagne. Les Allemands ne se sont pas aussi bien portés depuis longtemps, or ils doivent cette santé et leur énorme surplus commercial à l’euro. Hélas les responsables politiques essaient de suivre l’humeur de leur électorat. On a hurlé «Pouvons-nous porter le fardeau de tout le monde?» En réalité, Berlin n’a pas apporté de réponse aux Grecs, mais à ses électeurs. Dans la communauté des affaires, en revanche, l’importance de l’euro ne fait pas débat. On sait aussi que la Grèce pèse à peine 2% de l’économie de la zone euro; n’exagérons pas la portée de la crise.
– Vous faites référence au populisme qui monte en Europe. Cela vous inquiète-t-il?
– Je suis inquiet, car ce genre de mouvement est plus dangereux maintenant que par le passé. Néanmoins, je ne crois pas que cela va conduire à une révolution majeure. La peur se nourrit de l’immigration. On le voit en Italie, mais aussi en Suisse, au Tessin en particulier. Pourtant, c’est oublier que la main-d’œuvre immigrée est ABSOLUMENT INDISPENSABLE (ndlr: Romano Prodi insiste sur ces deux mots) à nos marchés du travail. Et personne ne croit sérieusement à l’implosion de la Suisse en raison de l’immigration. Les démocraties s’adaptent.
– Revenons à la Grèce. Son défaut poserait aussi un problème aux banques créancières, allemandes et françaises en particulier. Peut-être est-ce pour cela que la Grèce doit se saigner pour honorer ses dettes?
– Le rôle des banques est différent d’un pays à l’autre. En Grèce, le problème est avant tout celui du gouvernement. En Irlande, les banques allemandes et françaises étaient très concernées, et le sauvetage s’est fait plus rapidement qu’en Grèce. Car personne ne veut connaître une nouvelle faillite à la Lehman Brothers.
– Donc les banques gagnent à tous les coups puisqu’elles n’assument pas leurs prises de risque…
– Théoriquement, il était juste de laisser Lehman Brothers partir en faillite. Dans la réalité cependant, cela a fait plus de mal que de bien. Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est que les banques ont repris leurs mauvaises habitudes. Elles se remettent à jouer avec les produits dérivés. Les rémunérations ont déjà retrouvé leurs niveaux d’avant la crise.
– Aucune leçon n’a-t-elle été tirée, malgré les nouvelles réglementations lancées par le G20?
– Les gouvernements ont relâché leur effort et arrêté d’être sévères. Aucune réforme financière majeure ne sera accomplie. C’est mon principal souci car la prochaine crise viendra rapidement. Vous parlez du G20 (ndlr: Romano Prodi prend une feuille sur laquelle il dessine une table à laquelle il assoit les Européens et les Américains d’un côté, les Chinois, les Indiens et les Russes de l’autre). Nous vivons dans un monde multipolaire. Plutôt que d’aller vers une réponse mondiale pour contrôler la finance, chaque partie a vite abandonné la poursuite du bien commun à long terme pour privilégier son propre intérêt.
– La création du fonds de sauvetage européen conduira-t-elle à une politique budgétaire européenne, qui passerait par l’abandon d’une partie de la souveraineté fiscale de ses membres?
– Si en fait vous me demandez s’il existe une volonté politique pour renforcer la solidarité européenne de ce point de vue, ma réponse est clairement non! Il n’y a plus personne pour faire ce que Helmut Kohl me disait: «Les Allemands veulent garder le deutsche mark et sont contre l’euro. Mais je sais que l’euro est bon pour l’Allemagne et pour l’Europe, et vais donc le faire.»
Je me souviens qu’à l’occasion d’une séance, lorsque je présidais la Commission, j’avais demandé comment nous ferions si un tremblement de terre rasait le Luxembourg (ce qui est totalement hypothétique puisque la région présente peu de risque sismique). Je soulignais que
nous n’avions aucun instrument pour y répondre. On me rétorquait: attendez que l’on fasse l’euro. La politique budgétaire suivra… Rien n’est venu. Et les premiers pays à violer le Pacte de stabilité ont été l’Allemagne et la France.
nous n’avions aucun instrument pour y répondre. On me rétorquait: attendez que l’on fasse l’euro. La politique budgétaire suivra… Rien n’est venu. Et les premiers pays à violer le Pacte de stabilité ont été l’Allemagne et la France.
– S’agit-il d’un problème de génération, les dirigeants actuels n’ayant pas connu les heures noires de l’Europe de la première moitié du XXe siècle?
– Oui. La paix est donnée pour acquise, et l’individualisme prévaut. L’Europe tient par nécessité et non par volonté politique. Cependant, un jour, les gens réaliseront que seule l’Europe peut leur permettre d’exister dans la mondialisation. L’Allemagne est peut-être trop grande pour l’Europe, comme certains le croient, mais elle est assurément trop petite pour peser seule dans le monde.
– Après la Grèce, l’Irlande, le Portugal et peut-être bientôt l’Espagne, l’Italie pourrait-elle connaître une crise de ses finances publiques?
– Je ne vois pas de drame italien se produire. La dette, d’environ 120% du produit intérieur brut, est proche de ce qu’elle était en 1996 lorsque, sous mon impulsion, nous nous sommes mis en marché vers l’euro. Il s’agit finalement d’un vieux problème. En outre, la dette est essentiellement détenue par les résidents. Enfin, les Italiens, même si cela peut paraître contre nature!, sont de grands épargnants.
– Mario Draghi, actuellement à la tête de la Banque d’Italie, est donné comme le successeur de Jean-Claude Trichet à la présidence de la Banque centrale européenne. Quel type de banquier central sera-t-il? A l’allemande très dur sur l’inflation ou moins dogmatique, à la française?
– Je connais bien Mario, et j’espère qu’il sera nommé. Son style sera forcément germanique. Car, comme Italien jugé par les marchés et les Allemands en permanence, il remettra chaque jour sa crédibilité en jeu.
– Cela tombe mal car un peu d’inflation aurait aidé à effacer une partie des dettes publiques…
– En théorie, on peut dire cela. Cependant, les choses ne fonctionnent pas comme cela. D’une part, l’inflation crée un sérieux problème social. L’ordre monétaire est une nécessité pour maintenir le pouvoir d’achat. D’autre part, on ne peut stimuler la croissance avec de l’inflation. Au début de ma carrière académique on le croyait encore, mais on sait depuis que ce n’est pas le cas.
A Genève mardi
Romano Prodi participera mardi soir 10 mai à Genève à un débat intitulé: «Europe en crise et printemps arabe: de nouvelles perspectives économiques et politiques». Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes, interviendra aussi dans cette conférence organisée par Mirabaud & Cie avec «Le Temps». Inscription réservée aux abonnés:
celine.martins@letemps.ch
ou 00 8000 155 91 92.
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