13/08/2010 À 00H00
«On s’achemine vers une crise encore plus dure»
INTERVIEW
Face au risque de récession, l’économiste Dean Baker plaide pour que Washington s’inquiète moins des déficits et plus de l’emploi.
Par CHRISTIAN LOSSON

Chute des cours le 20 mai 2010 à la Bourse de Francfort (© AFP Martin Oeser)
Dean Baker est - avec Nouriel Roubini, Joseph Stiglitz, Paul Jorion et quelques autres Cassandre lucides - l’un des rares à avoir entrevu la gravité de la crise financière. Sept mois avant la chute de Lehman Brothers, cet économiste, codirecteur au Center for Economic and Policy Research (voir son blog), avait prédit dans nos colonnes (Libération du 17 janvier 2008) une violente récession, la «plus féroce depuis la Seconde Guerre». Il revient sur la sortie de crise très fragile des Etats-Unis alors que les inscriptions hebdomadaires au chômage, avec 482 000 demandes, sont montées hier au plus haut niveau depuis six mois.
LES NOUVEAUX CHIFFRES DU CHÔMAGE SONT-ILS UNE MAUVAISE NOUVELLE DE PLUS, APRÈS LES SIGNES D’UNE DÉCÉLÉRATION DE LA CROISSANCE, QUI ATTISE LE SPECTRE D’UNE «RÉCESSION EN W» (LIRE CI-DESSOUS) ?
VOUS DITES QUE LE PLAN DE RELANCE D’OBAMA ÉTAIT TROP TIMIDE ET QU’IL EST DISCRÉDITÉ PAR LES FAITS. EN FAUT-IL UN NOUVEAU ?
Il faut absolument faire quelque chose pour stimuler l’économie. Une politique plus agressive de la Fed [la banque centrale américaine, ndlr]. Or, si elle pousse dans la bonne direction, ses mesures n’ont pas eu la magnitude espérée. La Réserve fédérale campe dans une sorte de fétichisme anti-inflationniste. Elle a peur d’accepter une inflation de 3 ou 4% et s’accroche, pour l’instant, à un objectif de 2%. Son patron, Ben Bernanke, n’applique pas, à tort, ce qu’il théorisait jadis : une hausse des prix de 3% permet de réduire en dix ans de 26% le poids de la dette. Cela permettrait aussi aux ménages surendettés d’alléger le fardeau de leurs remboursements mensuels de crédits immobiliers, si les salaires suivent l’inflation… Les Américains dépenseraient plus et boosteraient l’économie. Et cela relancerait l’emploi. Il y a de la marge : on est encore loin de l’inflation à deux chiffres des années 70.
OU DE CEUX DE LA RÉCESSION DES ANNÉES 81-82 ?
La situation actuelle est, de loin, vraiment pire. La crise des années 80 fut courte, et le chômage très bas…
LE G8-G20, ETATS-UNIS EN TÊTE, PLAIDE POUR UNE RÉDUCTION DES DÉFICITS BUDGÉTAIRES. UNE ERREUR ?
Oui, car ils se privent de l’autre levier nécessaire pour stimuler la croissance. Pilotés par Wall Street, les faucons, qui hurlent que quelque chose de dramatique va arriver si l’on ne réduit pas les déficits, ont la main sur les choix politiques. Comme si le désastre du chômage actuel n’était pas dévastateur. On préfère parler de déficit, multiplier les attaques contre la sécurité sociale ou Medicare. C’est le «syndrome Kazakhstan» : un pays qui a l’une des dettes publiques les plus basses au monde (14,2% du PIB) mais un bilan moins flatteur en matière de santé ou d’éducation. Or, l’élite politique de Washington se focalise sur la contraction des dépenses publiques. Plutôt que de plaider, par exemple, pour une taxe sur la spéculation financière. Elle pourrait pourtant rapporter, selon mes calculs, 1% du PNB, environ 150 milliards de dollars [117 milliards d’euros].
L’ADMINISTRATION OBAMA A POURTANT ADOPTÉ UNE RÉFORME BANCAIRE PLUS AMBITIEUSE QU’EN EUROPE.
C’est un premier pas. Mais l’industrie financière et bancaire a quand même le sentiment de bien s’en sortir. Ils auraient pu avoir une législation beaucoup plus restrictive. A la vérité, la politique des petits pas n’empêchera pas une telle crise de se reproduire. On a toujours les mêmes grandes banques - Goldman Sachs, Morgan Stanley - qui, à l’origine d’une bulle à 8 000 milliards de dollars, utilisent toujours les mêmes ressorts de la spéculation et de la culture du court-termisme. Résultat : sans puissants contre-feux, elles affichent des profits et des salaires records.
Finalement, les politiques n’ont-ils pas repris la main sur les financiers ?
Il n’y a pas de lobbys plus infiltrés et plus influents que ceux de la finance. Ils ne vont pas abandonner comme ça leur suprématie. D’autant qu’en face, il n’y a pas encore d’opposition structurée. Ni du côté des politiques, ni du côté des citoyens. Les vieux et les pauvres, les plus touchés par la crise, n’ont visiblement pas la même puissance de lobbying que les financiers…
Photo Dean Baker / Licence Creative Commons
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